Elle dé-Pass, la Borne !

Ça y est, enfin ! Le gouvernement a pris une grande décision : finies, ces aides superflues qui étouffent l’économie et infantilisent les citoyens. Le Pass Culture ? On s’en passe !

Pass Culture, tickets restau… Pourquoi toujours laisser l’État choisir pour nous ? Donnez-nous plutôt cet argent directement, et on fera ce qu’on veut avec !

Aucun besoin de ce « Pass Manga » que le djeune claque en livres nuls ou en escape games idiots !



Hein ? Ah, on me souffle dans l’oreillette que seule la part collective du Pass Culture est suspendue. Et que la part individuelle, contrairement à ce qui se disait ces derniers mois, reste intacte. Oui, et alors ?

Alors… Toi qui as réagi en te réjouissant à la vue des mots « suppression », « Pass », « Aide » et « Culture » ? Alors ce n’est pas DU TOUT ce que tu crois. Et moi je soupçonne même le gouvernement d’avoir compté sur cette confusion… (me traitez pas de conspi, je fais part d’un simple *soupçon*)


La réalité, c’est que cette décision est (quasi littéralement) un coup de massue pour l’éducation, les acteurs qui font vivre ces projets, et bien entendu les élèves.

Permettez-moi de vous expliquer ce qu’est le Pass Culture, et pourquoi le gel de sa part collective est lourd de conséquences (Et après, seulement après, tu pourras te permettre d’émettre un avis un minimum éclairé sur cette décision, ok ?)


La part individuelle et la part collective du Pas Culture : 2 mondes à part !

Clarifions, parce que pour les gens qui ne sont pas concernés, c’est VRAIMENT très pas clair :

  • La part individuelle, c’est ce fameux crédit que chaque jeune (scolarisé ou non) reçoit : 20 € à 15 ans, 30 € à 16 et 17 ans, puis… 300 € à 18 ans.

Au total, 380 € par jeune, qu’il peut dépenser comme bon lui semble en produits ou activités jugées culturelles (Coût potentiel global ? 315 millions d’euros par an selon mon estimation [830.000 jeunes de chaque âge], rien que pour cette part).

  • La part collective, en revanche, est destinée aux collèges et lycées. Elle permet aux enseignants d’organiser des activités culturelles enrichissantes pour leurs élèves : théâtre, cinéma, conférences spectaculaires comme la mienne (!), expositions, etc. Chaque établissement reçoit une dotation de 25 € par élève pour l’année, soit jusqu’à environ 120 millions d’euros, selon l’utilisation des crédits (que tous les établissements n’utilisent pas intégralement) .
    Bon, je schématise, car c’est 25€ en collège, mais 30€ par élève de 2nde ou CAP, et 20€ seulement par élève de 1ere ou Terminale. Cherchez pas.

Le problème ? C’est que c’est la part COLLECTIVE qui vient d’être brutalement gelée (à 50 millions). Plus aucune nouvelle activité culturelle ne pourra être réservée et financée par les établissements scolaires pour le reste de l’année.

Et clair : tous les collégiens et lycéens sont privés de sortie pour le reste de l’année scolaire (sauf à ce que les activités soient allées jusqu’à leur validation finale sur la plateforme, avant le 31 janvier… jour de l’annonce brutale du gel…)


L’importance cruciale des sorties culturelles

Priver les élèves de sorties culturelles (incluant la science et l’esprit critique, hein), c’est leur enlever une expérience précieuse et unique : une sortie en groupe, entre enfants d’origines et de genres différents, dans un lieu avec des règles et des repères autres que ceux de leur environnement habituel. Ces sorties permettent aux jeunes de s’ouvrir à de nouvelles perspectives, de développer leur curiosité et leur capacité à interagir avec le monde extérieur. C’est bien plus qu’une simple pause dans l’emploi du temps : c’est une opportunité de grandir. C’est une partie importante du vivre ensemble. De plus, cette dotation, en offrant exactement les mêmes moyens à tous les établissements, était particulièrement égalitaire.

D’ailleurs, le Pass Culture collectif va même encore plus loin. Il favorise les rencontres : celles avec des artistes, des conférenciers, des créateurs.

Par exemple, mon offre « vitrine » (générique, quoi) pour l’exposition pédagogique « En route pour l’Esprit Critique », validée par la plateforme lundi… ne sera jamais réservée (malgré la demande d’un établissement dès mardi : le gel du Pass nous a pris de court pour concevoir et valider l’offre personnalisée). Ironie du sort : l’offre vitrine avait d’abord été refusée la semaine précédente parce que je n’y avais pas précisé que je proposais d’échanger durant deux heures avec les élèves, pour répondre à leurs questions sur l’esprit critique en tant que créateur. Ce type d’interaction (de « médiation») est un prérequis à la conformité d’une offre sur la plateforme.

Autre ironie : le soir même du gel, le lycée dans lequel j’espérais depuis longtemps intervenir m’a écrit, texto : « C’est dommage, j’avais plusieurs collègues qui souhaitaient vous faire venir« .

Oui, c’est dommage, je vous le confirme.


Un coup d’arrêt pour moi

Je travaille depuis des années à développer des activités de promotion de l’esprit critique : BD en ligne, livres, expositions, conférences spectacle : des outils pour stimuler la réflexion et la curiosité. Mais ces projets, relevant jusqu’ici principalement d’un « bénévolat contraint », n’ont pas toujours été simples à mettre en place…

Il y a deux ans, j’ai commencé à me heurter à une réponse récurrente : “Vous n’êtes pas référencé Pass Culture ? Alors désolé, mais TOUT passe par là maintenant. Si vous voulez travailler avec des établissements scolaires, il faut vous y faire référencer !”. J’ai donc entamé le long et complexe processus de référencement sur ADAGE, la plateforme de gestion du Pass Culture. Cela m’a pris plus d’un an, entre reports de commission et problèmes administratifs (le système a « oublié » de reporter mon dossier sur 2024 🙂 ).

Enfin, à l’été 2024, j’ai obtenu le précieux sésame : mon agrément. Si les choses étaient compliquées jusque là, la plateforme, une fois qu’on en a compris le fonctionnement, est vraiment très bien faite.

Et j’ai pu en profiter… Deux fois. DEUX FOIS. Deux représentations en octobre, avec des élèves de 4ème et 3ème, puis de seconde. Les retours étaient vraiment très enthousiastes, et de nombreuses discussions sont (enfin, étaient) en cours pour d’autres projets cette année. Jusqu’à ce que le couperet tombe : gel total. (j’ai heureusement 2 interventions à venir, fin février, qui ont été validées à temps. Et 2 autres pour lesquelles le gel nous a fauchés comme un lapin en plein vol)


Une catastrophe pour tous

Ce gel budgétaire est un coup d’arrêt brutal non seulement pour moi, mais pour l’ensemble du monde culturel et éducatif. Imaginez-vous travailler à mettre en place un projet pour vos élèves depuis des semaines. Tout ça pour rien. Pire : imaginez la situation des artistes ou acteurs culturels en face, qui comptaient bien légitimement sur ces prestations rémunérées…

  • Pour les établissements scolaires : Plus de nouvelles sorties culturelles. Les enseignants devront faire appel à des mécènes, au privé, aux parents, ou… au bénévolat ?
  • Pour les élèves : Un appauvrissement de leur parcours scolaire. Fini le théâtre, les expositions, les conférences. Alors que ces activités étaient l’occasion de découvrir de nouveaux horizons et d’apprendre différemment.
  • Pour les acteurs culturels : Beaucoup dépendent de cette part collective pour vivre. Une suppression aussi soudaine met directement leurs activités et survie financière en péril.

En termes budgétaires, rappelons que la part collective représente une somme modeste à l’échelle nationale : 25 € par élève, soit une fraction des 11.570 € qu’un lycéen coûte chaque année à l’État (chiffre officiel 2018).

Et ce, alors qu’un bon de 300€ reste offert à chaque jeune de 18 ans, qui est libre de l’utiliser à sa convenance individuelle (par exemple pour payer son entrée au Puy du Fou), là où l’usage de la part collective repose sur la concertation d’un acteur culturel, d’un professeur organisateur, et d’un chef d’établissement qui valide l’utilisation des crédits…

Peut-être aurait-on pu réduire ce bon à 200€ ? En comptant environ un million de jeunes de 18 ans, ce gain aurait représenté 100 millions d’Euros : assez pour financer la part collective. Qu’il aurait par ailleurs été possible de restreindre également un peu (plafonnement des prestations, restriction du périmètre… que sais-je). Mais c’est une suspension totale et sans préavis qui a été décidée. « Sympa ».


Et maintenant ?

Le sol se dérobe un peu sous mes pieds, je ne vous le cache pas. Sentiment de trahison. Après des années à tenter de professionnaliser mon activité, qui m’occupe à temps plein, mes perspectives financières s’envolent en bonne partie. Il me reste heureusement quelques perspectives avec d’autres structures (associations, médiathèques, municipalités, peut-être?), mais j’avais orienté l’essentiel (et adapté mon spectacle) vers les établissements scolaires, avec lesquels je pense que la culture de l’esprit critique est la plus porteuse.

Je me permettrai donc de renouveler un appel à celles et ceux qui le souhaitent et le peuvent : si vous souhaitez soutenir mon travail et m’aider à traverser cette période difficile, vous pouvez le faire via Tipeee ou PayPal. Chaque contribution compte et me permet de continuer à créer, à partager et à diffuser l’esprit critique.

Ne dramatisons pas : la situation d’autres acteurs culturels est certainement bien pire, et il s’agit avant tout de tenir jusque l’automne (à supposer qu’ils rétablissent la part collective en septembre…). C’est tout de même une immense déception, car la période avril/mai/juin était la plus propice.

Des gens m’ont reproché (les réseaux sociaux sont toujours si sympas) d’avoir « fondé un business model sur des subsides de l’état », et que c’était bien con de ma part (merci). Alors, non. J’ai juste tablé sur la capacité des établissements scolaires à payer normalement les prestations qu’ils sollicitent, et suivi le seul chemin possible pour travailler avec eux. Comment aurais-je pu anticiper une décision aussi inattendue et illogique ? Et puis quoi, les élèves, on les abandonne ?


Pour conclure : une erreur à rectifier

Espérons que le gouvernement comprendra rapidement la gravité de cette décision irrationnelle. Couper net le financement d’une partie essentielle du Pass Culture revient à couper les ailes à toute une génération de jeunes. Les économies réalisées ici sont minimes face aux coûts d’une jeunesse moins cultivée, moins critique, moins préparée à affronter les défis du monde. Face au dégoût des enseignants. Et face à un peu plus de précarisation des acteurs de la culture et de la science.

Le gel du Pass Culture collectif n’est pas seulement une erreur, c’est une faute.